Animation World Magazine, Issue 3.2, May 1998

Le Film d'Animation en Psychiatrie

Hôpital de Cery (Lausanne) - 1962 à 1981.

par Nag Ansorge

Nag AnsorgeNag Ansorge
En 1962, le tournage d'un film documentaire sur les nouveaux bâtiments de la clinique psychiatrique Universitaire de Lausanne-Hôpital de Cery, que je venais de terminer, a donné l'idée au Professeur Müller d'acquérir une caméra 16mm à l'intention de ses malades. "Que peut-on faire avec une caméra et des patients?" m'a-t-il demandé. Un peu affolé, je lui ai dit : "Je vais essayer de faire quelque chose... l'expérience m'intéresse. Mais comment vais-je me présenter devant un groupe de patients que je ne connais pas du tout?" Je dois dire qu'après les trente premières secondes, mon affolement s'est apaisé. J'ai demandé au premier groupe de quatre patients : "Avez-vous quelque chose à dire ou à montrer au moyen d'une caméra?" Il n'y a pas eu un grand silence, ils ont tout de suite dit : "Oui, on a quelque chose à dire."

L'expérience a duré 19 ans, 13 films d'une durée de 10 à 20 minutes ont été réalisés, dont 8 films d'animation.

Lancer une équipe
Au départ, on avait pensé qu'on filmerait des fleurs, des scènes de famille et de souvenir. Ce n'est pas du tout parti dans cette direction-là mais dans la direction d'un désir de produire un film d'expression, en prises de vue réelles et surtout en animation. Une table d'animation (banc-titre) fut construite par un patient menuisier. La technique d'animation privilégiée fut les papiers découpés. Cette technique permettait de répartir le travail dans le groupe. Cette coopération étroite entre les participants confère à chacun un sentiment de reponsabilité vis-à-vis du travail accompli. Chacun est poussé à établir des rapports étroits avec les autres. Il n'est pas possible d'agir isolément dans le cadre du groupe, ni de se tenir à l'écart. Dès le premier film, il s'est avéré que cette occupation était un excellent moyen thérapeutique pour inciter les patients qui ont des difficultés de contact avec autrui à sortir d'eux-mêmes et à collaborer avec les autres:

Une production indépendante
Pour que de tels films puissent donner des résultats authentiques il faut que le groupe puisse travailler d'une manière parfaitement indépendante, qu'il ne se sente pas observé, c'est-à dire qu'il ne constitue pas un objet d'expériences ou de tests pour les médecins. En effet on a pu constater dès le début qu'une stagnation et une absence de spontanéité dans le travail se produisaient toutes les fois que les médecins ou des infirmiers assistaient à des séances. C'est pourquoi le professeur Müller a décidé de laisser le groupe travailler de manière complètement autonome. En conséquence, tout peut être dit au sein du groupe cinématographique sans que les médecins ou le personnel soignant en soient informés.

Images du Poète et la Licorne, premier
film réalisé par le groupe de patients en 1963.
© Nag Ansorge.

Evidemment, ma présence risquait aussi d'être ressentie comme un corps étranger perturbateur. Le fait que je n'appartenais ni à l'équipe soignante, ni au personnel non médical de la clinique facilitait bien les choses. Il fallait que les patients se sentent libres à mon égard. Je devais étre présent et disponible tout en me faisant oublier. Donner tous les conseils techniques voulus mais, en ce qui concernait la forme et le fond, m'interdire toute intervention ou toute remarque critique. Les membres du groupe filment et critiquent eux-mêmes les résultats. S'ils ne sont pas satisfaits, ils recommencent leur travail. Ainsi seulement ces films peuvent donner un reflet authentique d'expériences vécues. C'est également un moyen de maintenir l'enthousiasme, en dépit des longs travaux qu'exigent la réalisation d'un film complet.

La production d'un film d'animation se répartit sur une année à raison d'une matinée par semaine avec un groupe de 7 à 8 patients. Bien entendu, la durée de participation des patients peut varier et de nouveaux patients reprennent la réalisation en cours. La participation des patients est libre: s'ils viennent, je pense que c'est parce qu'ils s'y plaisent, s'ils partent, c'est parce que quelque chose les gêne. Il peut y avoir une certaine opposition, soit au groupe, soit à la facon de travailler, ou au scénario. C'est normal, ça, c'est la vie!

Le premier film
Dans Le Poète et la Licorne (1963) (17 minutes), premier film, l'animation est mélangée aux prise de vues directes. C'est l'histoire d'un poète qui veut se libérer de ses rêves. Le scénario est écrit par un des membres du goupe, qui joue également son personnage, les autres membres font des esquisses pour trouver le personnage principal. Des centaines de pages de journaux illustrés sont triées, découpées afin de servir de matériel pour les collages prévus comme arrière-plans du dessin animé (les fonds). Cette technique de collage obtient les suffrages des patients en raison de sa simplicité et des bons résultats qu'ils donnent à la projection. Les membres du goupe s'aperçoivent très rapidement que chacun est capable de fournir une participation valable, sans qu'il soit nécessaire de posséder des dons artistiques particuliers. Ainsi tout le monde dessine, peint, découpe ou colle, puis on déplace minutieusement les figurines sous la caméra d'animation en filmant image après image, en se relayant pour ce travail de patience. Si les conditions météorologiques s'y prêtent, le goupe opère parallèlement les prises de vue extérieures. Des rôles accessoires sont tenus parfois par des membres du personnel de l'hopital. Un cheval est mis à disposition par le fermier du site, des pigeons voyageurs sont lachés.

Le visionnement des séquences permet de juger de leur qualité et sont refaites le cas échéant. La discussion critique renforce le sentiment d'interdépendance et par là l'homogénéité du groupe: chacon peut participer au débat et donner son avis personnel pour se rallier finalement à la décision prise par la majorité. La sonorisation au moyen d'enregistrements réalisés par le groupe a été effectuée dans mon studio, mais selon des indications proposées.

Terminé en 1963, ce film est diffusé dans les milieux spécialisés médicaux et estudiantins et recoit en 1965 la "Minerve" au Festival international du film médico-scientique à Turin. Ce succès fut un encouragement réjouissant pour tous.

D'autres créations
Bonjour Mon Oeil (1965) (16 min) est un film où tous les sketches sont racontés par des patients différents. La plupart des membres du premier groupe ayant quitté l'hopital il faut du temps aux nouveaux arrivants pour tomber d'accord sur un thème de scénario. Pour finir, on décide de représenter la vie quotidienne d'une patiente fictive, hospitalisée et coupée du monde extérieur. Les préoccupations de chacun, y compris ses revendications vont y trouver leur expression: importance de la nourriture, relation avec les visiteurs, expérience de l'isolement, interprétation délirante de l'entourage, sentiments pleins d'ambivalence éprouvés à l'égard du personnel soignant. Sur le plan technique l'animation se mèle aux prises de vue réelles.

Alchemia, le dernier film de Nag et Gisèle Ansorge.
© Nag Ansorge.
Alchemia, the last film that Nag and Gisèle Ansorge made together. © Nag Film.

Les Sept Nuits de Sibérie (1967) (13 min) est aussi un film à sketches. En cherchant l'idée d'un scénario pour le film suivant, les participants se mettent à raconter des blagues sur les "fous," simplement pour passer le temps. Tout à coup un patient raconte une histoire de "fous" très drôle. Tout le monde ri et il s'écrie : "Vous riez, mais le personnage dont vous riez, c'est moi!" Les autres alors ont déclaré : "Voilà on a trouvé l'idée : on va raconter des histoires de ce genre de telle facon que le public se rende compte que derrière ces histoires de moquerie il y a quelque chose de vrai, de vécu et que c'est nous!" Ce film n'est pas du tout drôle, il est émouvant, car l'accent n'est pas porté sur le gag mais sur le contenu vrai. Dix autres films ont été réalisés de cette manière jusqu'en 1981.

Cette expérience peut être comparée à un travail assez proche mené à la même époque par René Laloux (France) pour un film intitulé Les Dents du Singe (1960), mais les dessins des patients étaient animés par des animateurs professionnels sans l'intervention de leurs auteurs. En 1997 le studio Robert de Bruxelles a sorti le film Un Noël Pas Comme Les Autres écrit, interprété, animé mis en musique par des artistes handicapés mentaux.

Une révélation
Sur le plan personnel, cette activité a été une révélation pour moi. Ne représentant aucune autorité médicale, les relations se créent peu à peu d'une manière très directe, amicale. La facon dont les patients s'analysent, jugent et analysent aussi les autres m'a permis d'apprendre à me connaitre moi-même. J'ai pu découvrir un monde profondément humain qui doit faire face à de très grandes souffrances, dont on a certainement beaucoup de peine à imaginer l'intensité.

Ces films ne doivent pas susciter de la compassion, mais un intérêt et une prise de conscience active face au mystère de la maladie mentale. La découverte de ce milieu passionnant a certainement beaucoup influencé les thèmes traités dans nos films réalisés avec Gisèle.

Nag Ansorge est un réalisateur suisse de films en vue réelle et en animation. Nag a été un pionnier dans l'utilisation du sable dans des films d'animation.

L'oeuvre de Nag et Gisèle Ansorge sera prochainement présentée dans la Gallerie virtuelle d'Animation World Network. La date d'ouverture de cette gallerie sera annoncée dans notre Flash Newsletter hebdomadaire.

Note: Les lecteurs peuvent contacter les collaborateurs d'Animation World Magazine en envoyant un e-mail à editor@awn.com.


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