Animation World Magazine, Issue 1.10, January 1997


En attendant Hugo

par Arnaud Laster

Bien que William Moritz ait déjà fait une critique du Bossu du Notre Dame dans notre numéro de juillet 1996, nous avons pensé qu'il serait intéressant de publier la réaction d'un spécialiste de l'oeuvre de Victor Hugo à l'occasion de la sortie du film en France le 27 novembre dernier. Arnaud Laster est également l'auteur d'ouvrages sur Jacques Prévert, dont l'abondante carrière de scénariste a aussi couvert le cinéma l'animation.

Esmeralda and PhoebusEsmeralda et Phoebus dans le Bossu de Notre Dame.
© Walt Disney Pictures

Quand on aime, comme moi, le roman de Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, que penser de son adptation par les studios Disney, sous le titre, traditionnel en langue anglaise, Le Bossu de Notre-Dame ? Je dois d'abord préciser que je n'ai vu le dessin animé qu'une seule fois et dans sa version française, la seule qu'on puisse voir à Paris, aucun cinéma ne proposant la version originale, ce qui prouve à l'évidence que le public visé par les distributeurs est surtout celui des enfants et en aucun cas celui des cinéphiles. Or il n'est pas inconcevable d'intéresser des adultes exigeants à un dessin animé: la réussite du chef-d'oeuvre de Jacques Prévert et Paul Grimault, Le Roi et l'Oiseau., en témoigne.

Pour aller tout de suite à l'essentiel, Le Bossu de Notre-Dame, tel que je viens de le découvrir, m'apparaît beaucoup moins une adaptation du roman de Hugo que de sa précédente et fameuse version cinématographique américaine, réalisée en 1939 par William Dieterle. La musique du générique en fournit un premier indice. La fonction de Juge dévolue à Claude Frollo et son statut originel d'archidiacre transféré à un ecclésiastique bienveillant en constituent deux autres, plus révélateurs encore. On notera qu'en 1996 encore tout se passe comme s'il était impossible de présenter un personnage de prêtre malfaisant. Cette censure prive l'oeuvre d'une de ses tensions les plus fortes: la monstruosité de Frollo résulte en effet du refoulement auquel le contraint l'obligation de continence et de célibat imposée au clergé d'occident par l'Eglise catholique. Victime de cet interdit, horrifié de sa propre sexualité, il en vient à ne plus supporter celle des autres et à persécuter l'amour; l'appel de la chair se fait si impérieux qu'il a recours au chantage, se rend coupable d'une tentative de viol et, faute de pouvoir posséder l'objet de son désir, finit par se réjouir de voir Esmeralda livrée au bourreau. Gageons que le souci d'épargner aux enfants l'évocation de tels tourments s'est opportunément ajouté à la préoccupation de ne pas choquer les adeptes d'une religion toujours puissante aux Etats-Unis et ailleurs. L'obsession de Frollo inspire tout de même une séquence, que j'ai trouvée esthétiquement la plus belle et qui, exceptionnellement, use avec talent des moyens spécifiques du dessin animé: celle où les flammes qui s'échappent d'une cheminée auprès de laquelle se tient le redoutable juge, dessinent la forme d'Esmeralda.

FrolloClopin Trouillefou, narateur du Bossu de Notre-Dame
© Walt Disney Pictures

Les auteurs du dessin animé ont poussé la fidélité au film de Dieterle ou le respect de celui que les media continuent fréquemment d'appeler "le Saint-Père" jusqu'à couronner en Quasimodo non, comme chez Hugo, un "pape" des fous mais un "roi". En revanche, ils n'ont pas conservé le Louis XI du film de Dieterle, idéalisé au point de devenir le porte-parole de Hugo, ce qui était à la fois une infidélité au roman et aux tendances antimonarchiques du romancier, déjà bien sensibles à l'époque de Notre-Dame de Paris. Ils lui ont substitué en quelque sorte un souverain de la Cour des Miracles, Clopin Trouillefou, et l'ont investi d'une fonction de narrateur qu'il ne méritait guère. De plus, ils lui ont donné l'allure d'une espèce de Cyrano de Bergerac, tel qu'Edmond Rostand l'a caricaturé, et c'est sa silhouette bien peu gothique qui tient la vedette sur les affiches, en une sorte de contre-publicité involontaire. Hugo l'avait traité tout autrement dans sa propre adaptation du roman en livret d'opéra (musique de Louise Bertin): il avait fait de Clopin un complice de Frollo.

Physiquement, Quasimodo ne me paraît guère mieux réussi: le personnage composé par Charles Laughton semble avoir servi de modèle mais la laideur qui le rendait si intéressant, voire fascinant, a été atténuée jusqu'à l'édulcoration. Le pauvre bossu n'est plus que gentillesse et dévouement, alors que dans le roman de Hugo, sa difformité et sa surdité, lui ayant attiré la répulsion générale et l'ayant isolé, il se comporte en chien méchant au service de son pére (adoptif) et maître, jusqu'au moment où, sur le pilori, Esmeralda lui ayant donné à boire, il verse sa première larme. Cette scène sublime, chargée d'émotion et porteuse d'une des significations majeures du roman -puisque la compassion, témoignée par Esmeralda, non seulement ouvre le coeur de Quasimodo et le change mais également se communique aussitôt à la foule- perd de sa puissance parce qu'elle ne fait pas assez confiance à la sensibilité.

Cependant la mise en accusation de Frollo -"Vous maltraitez cet homme comme vous maltraitez un peuple"- que l'épisode inspire à Esmeralda s'inscrit dans une interprétation actualisante, directement héritée de celle que proposait le film de Dieterle à la veille de la guerre de 1939. La persécution des Gitans et celle de Quasimodo ont en commun de viser des différences dont le caractère superficiel est à juste titre souligné. En cela au moins on retrouve une des dimensions du roman les plus porteuses d'avenir, par la suite que lui donneront les futurs combats de Hugo et par le renfort qu'elle n'a cessé d'apporter à la lutte contre les racismes de la fin de son siècle et du nôtre.

Quasimodo and EsmeraldaEsmeralda & Quasimodo.
© Walt Disney Pictures

Le capitaine Phoebus, avec sa barbiche blonde et son visage d'une banalité complète, manque totalement de séduction, son seul atout dans le roman. Il est censé ici revenir d'une guerre où il s'est distingué mais, au lieu d'agir en soldat discipliné et sans état d'âme comme dans le roman, il contrecarre le zèle répressif des gendarmes, demande à Frollo d'abréger le supplice de Quasimodo, revendique pour Esmeralda le droit d'asile. A force de ramener les personnages à des stéréotypes, l'adaptation, involontairement, fait une fois de plus la démonstration la plus éclatante de l'originalité de Hugo par rapport aux codes du mélodrame: dans le roman, le jeune premier n'a qu'une belle prestance et aucun sentiment véritable; quant à Frollo, c'est par un mouvement sincère de charité, et non contraint et forcé, qu'il a recueilli l'enfant abandonné et infirme auquel il a donné pour nom Quasimodo, et c'est par lâcheté, et non pour lui donner une leçon qu'il ne vient pas au secours de Quasimodo lorsque celui-ci est au pilori. Par la mise en conformité des personnages avec les figures conventionnelles du héros généreux ou du méchant intégral le scénario du dessin animé permet de mesurer combien l'on a été injuste en taxant Hugo de manichéisme.

Ce raidissement des oppositions n'a pas que des inconvénients: dans la ligne du personnage de Dieterle, Frollo finit par condenser en lui les traits des plus abominables criminels du XXe siècle, ceux qui cumulent le crime de guerre et le crime contre l'humanité, qui ordonnent les massacres d'Oradour et du Viet-Nam, les génocides et la purification ethnique. Chez Hugo lui-même il préfigurait lointainement le protagoniste d'un drame trop méconnu qu'il écrira près de quarante ans plus tard, Torquemada, le grand inquisiteur, figure emblématique de ce qu'aujourd'hui l'on appelle intégrisme. Sans oser rattacher explicitement la cruauté de Frollo au fanatisme religieux, le dessin animé y fait penser par instants et cela est méritoire. De même que le refus de Phoebus d'obéir -"Mon rôle de soldat n'est pas de tuer des innocents"- et sa démission de l'armée, discrètement suggérée, prennent valeur, à l'usage d'enfants, d'exemples d'un type de comportement non conformiste. On retrouve là le meilleur de l'esprit américain, accordé à celui de Hugo, leur capacité de dire non à l'ordre et à la loi lorsqu'ils bafouent le droit et la liberté. La révolte contre le juge inique et contre l'injustice régnante en la personne du ministre de la justice qu'est ici Frollo est un des trop rares moments exaltants du film. Cela sonne à Paris comme une revanche des Africains sans-papiers réfugiés, il y a peu, dans une église dont on força les portes à coups de hache pour les interpeller.

The gargoyles (Hugo,Victor, Laverne) with Quasimodo and EsmeraldaLes Gargouilles avec Quasimodo et Esmeralda dans Le Bossu de Notre Dame
© Walt Disney Pictures

Le dénouement, en s'écartant plus que dans toutes les versions précédentes, de la fin prévue par Hugo, retombe dans les clichés. En méchant conséquent, Frollo veut poignarder Quasimodo, mais Esmeralda est là pour retenir son ami au-dessus de l'abîme, puis Phoebus pour le rattraper au vol. Seul point commun avec le roman, la chute de Frollo du haut des tours de Notre-Dame, mais non point du fait de Quasimodo dont on n'a sans doute pas voulu ternir l'inaltérable gentillesse en lui faisant jeter son maître dans l'abîme. Happy end on ne peut plus conventionnelle: la jolie Esmeralda -jolie elle l'est indéniablement et tant mieux, Hugo l'a bien imaginée ainsi - et le beau Phoebus - ou qui devrait l'être- se marient sous l'oeil attendri de Quasimodo. Chez Dieterle, Phoebus ne réchappait pas du coup de poignard de Frollo et c'est un personnage non retenu par le dessin animé, Gringoire, promu porte-parole de Hugo dans un autre registre que celui du roi Louis XI, qui gagnait l'amour d'Esmeralda, et le couple laissait derrière lui le pauvre Quasimodo, rêvant d'être de pierre comme une gargouille. Ce n'était déjà guère satisfaisant et même carrément décevant mais, cette fois, on est encore plus loin des dernières pages du roman et de sa double fin tragique, représentée ironiquement par deux mariages: celui de Phoebus avec sa noble fiancée Fleur-de-Lys et celui, poignant, de Quasimodo avec le cadavre d'Esmeralda, désespérément étreint. Peut-être fallait-il un poète comme Jacques Prévert pour faire entendre, dans l'adaptation que réalisa Jean Delannoy en 1956, la sublime dernière phrase de Hugo, à propos de Quasimodo: "Quand on voulut le détacher du squelette qu'il embrassait, il tomba en poussière".

Arnaud Laster, maître de conférences de Littérature française à la Sorbonne Nouvelle (Université Paris III), auteur de livres sur Victor Hugo (dont Pleins feux sur Victor Hugo, publié par la Comédie-Française) et responsable, avec Danièle Gasiglia-Laster, de l'édition des Oeuvres complètes de Jacques Prévert dans la Bibliothèque de la Pléiade, enseigne notamment les relations du cinéma et de la musique avec l'oeuvre de Hugo et analyse les scénarios et dialogues de Prévert

 

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